L’enthousiasme des Ukrainiens pour repousser l’invasion russe a fait place à une vague de désertions et à une corruption endémique pour éviter la mobilisation. Il y a urgence à imposer un cessez-le-feu dont ni Zelinsky, ni Poutine ne veulent. Ce sera aux peuples d’imposer la paix.
Désertions et corruption
L’engagement et même le soutien des Ukrainiens à la guerre est nettement en recul depuis l’invasion russe en février 2022. Dans Le Monde du 26 octobre, un écrivain ukrainien, ancien soldat et ex-prisonnier des Russes, « souligne le désespoir qui s’empare des combattants ukrainiens et s’alarme de la difficulté à mobiliser de nouvelles troupes face à la Russie », décrivant « une immense armée de déserteurs qui se balade dans le pays ».
Rien qu’entre janvier et septembre 2024, 51 000 soldats ukrainiens auraient fui leurs unités selon les chiffres officiels ukrainiens, plus du double que durant toute l’année 2023 et six fois plus qu’en 2022 avec 9 000 désertions alors officiellement recensées. Certains, comme ce soldat de 24 ans engagé volontaire depuis 2019 pour combattre dans le Donbass, annoncent même leur désertion sur les réseaux sociaux pour dénoncer l’absence de perspectives de démobilisation et les inégalités sociales qui permettent à certains de ne pas être appelés sous les drapeaux.
Le 2 octobre dans le Donbass, un lieutenant-colonel a préféré se suicider qu’exécuter des ordres qui auraient conduit à la mort son bataillon sous-équipé et mal préparé face à l’armée russe. Cet officier avait été à l’origine de la création d’une des nombreuses brigades de la défense territoriale composées de volontaires qui s’étaient engagés face à l’invasion des forces russes en 2022. Ce temps de l’enthousiasme guerrier semble désormais à des années-lumière.
Des femmes ou des mères de militaires manifestent régulièrement dans plusieurs villes d’Ukraine pour exiger la démobilisation de leurs proches, souvent au front depuis 2 ou 3 ans, et réclamer l’enrôlement de nouvelles recrues pour les remplacer.
Si de nombreux mobilisables cherchent à obtenir des sursis (liés par exemple à un emploi dans un métier stratégique à l’arrière) pour éviter la conscription, les scandales de corruption se succèdent. L’un d’eux a révélé un trafic de faux certificats d’invalidité permettant de toucher une pension et d’échapper à la conscription, dont de nombreux procureurs ont bénéficié. Le service de sécurité ukrainien aurait déjà annulé plus de 4 000 faux certificats d’invalidité. Ce sont les plus riches et les mieux placés dans les réseaux du pouvoir qui peuvent payer des pots-de vins, et les mêmes catégories sociales qui s’enrichissent grâce à la corruption. Le directeur du centre territorial de recrutement d’Odessa, Yevhen Borissov, a été arrêté en juillet 2023 : il s’était acheté une villa de 4 millions d’euros à Marbella, en Espagne, grâce aux pots de vins qu’il avait amassés.
Trouver de nouvelles troupes
En avril 2024 la Rada, le parlement ukrainien, a abaissé l’âge de la conscription de 27 à 25 ans. L’état-major voudrait bien le passer à 18 ans pour regarnir un front de plus en plus décimé. Mais il s’agit de préserver le futur alors que la population ukrainienne s’est effondrée depuis la chute de l’URSS, passant de 52 millions d’habitants en 1991 à 44 millions en 2021. Le taux de natalité en Ukraine s’est également effondré au plus bas niveau jamais enregistré. Zelensky refuse de mobiliser les hommes âgés de 18 à 25 ans, qui constituent généralement la majeure partie des armées en guerre, car la plupart d’entre eux n’ont pas encore eu d’enfants. Si les recrues de cette tranche d’âge venaient à mourir ou à devenir invalides, les perspectives démographiques futures s’assombriraient encore davantage, selon les démographes ukrainiens.
La loi d’avril 2024 a aussi restreint les motifs de sursis ou d’exemption du service militaire. Les citoyens ukrainiens doivent s’enregistrer dans une base de données afin de faciliter les ordres de mobilisation. Environ six millions d’hommes susceptibles de servir, soit 16 % de la population ukrainienne, n’ont pas renouvelé leurs coordonnées et leurs informations personnelles auprès des bureaux de recrutement comme l’exige la loi.
La population a diminué d’un quart en raison de l’émigration des Ukrainiens vers l’Ouest. Alors que 650 000 Ukrainiens en âge de combattre auraient fui le pays, la législation vise aussi à surveiller les Ukrainiens à l’étranger pour repérer ceux qui éviteraient la conscription : l’aide fournie par les consulats ou les ambassades est désormais soumise à la présentation de ses documents d’identification militaire. L’armée tente d’autre part d’attirer des recrues en promettant aux futurs engagés un revenu de 3 000 euros pour un mois plein sur le front, quand le salaire minimum est de 200 € brut.
La Rada a par contre renoncé à une disposition qui aurait permis aux soldats ayant servi pendant 36 mois au combat d’être relevés et de rentrer chez eux. Le service militaire de 12 ou 18 mois est dans les faits devenu à durée indéterminée. Les recruteurs sont contraints d’enrôler des hommes de plus en plus âgés, ce qui a porté l’âge moyen de l’armée ukrainienne à 43 ans, soit dix ans de plus qu’en mars 2022. Comme en Russie, les autorités ukrainiennes ont autorisé la libération de prisonniers en échange de leur engagement dans les forces armées.
La loi a renforcé les contrôles pour repérer les réfractaires et les déserteurs. Ces contrôles se multiplient dans les lieux publics, salles de sport, saunas, centres commerciaux… Certains hommes se sont ainsi retrouvés encasernés après une visite médicale. Kiev est désormais de plus en plus ciblée par ces « raids », le nom donné par la population à ces contrôles inopinés. A l’arrière de nombreux hommes ne sortent plus de chez eux, de crainte d’être arrêtés, quand d’autres fuient illégalement le pays, dont les frontières sont fermées aux hommes de 18 à 60 ans selon la loi martiale. Le Figaro du 18 octobre relate que des officiers de conscription de l’armée ukrainienne et des policiers ont fait des descentes dans des restaurants, des bars et une salle de concert à Kiev. Chargés de vérifier les documents d’enregistrement militaire des hommes, ils en ont arrêté plusieurs qui n’étaient pas en règle.
Un décompte macabre
Alors que la guerre s’enlise et que les armées russes gagnent du terrain, le nombre de victimes s’accroit. En septembre 2024, le Wall Street Journal a cité une estimation confidentielle qui évaluait à 80 000 morts et 400 000 blessés le bilan de la guerre côté ukrainien. Ces chiffres sont tenus secrets car le moral sur le front et celui des populations civiles en dépend, aussi bien du côté russe qu’ukrainien. Le président Volodymyr Zelensky a déclaré en février qu’environ 31 000 soldats avaient été tués jusqu’à présent. Plusieurs anciens responsables politiques et de sécurité ont déclaré que cette sous-estimation avait pour but d’apaiser la société et de continuer à mobiliser de nouvelles recrues.
Le nombre de morts civils reste inconnu. Le Haut-Commissariat des Nations Unies aux droits de l’homme (HCDH) a comptabilisé plus de 30 010 victimes civiles dans le pays : 11 284 tués et 22 594 blessés de février 2022 à juin 2024. Toutefois, le HCDH a précisé que les chiffres réels pourraient être plus élevés. La conquête de la ville portuaire de Marioupol, dans le sud-est du pays, par la Russie en 2022 aurait fait à elle seule plus de 8 000 morts, selon les estimations de Human Rights Watch.
La situation humanitaire déjà désastreuse en Ukraine, où quelque 7,2 millions de personnes ont reçu de l’aide humanitaire au cours des huit premiers mois de cette année, s’aggrave avec l’hiver et l’absence de chauffage et d’électricité due aux bombardements russes.
Quant aux victimes russes, les estimations des services de renseignement occidentaux varient, certains évoquant le nombre de morts à près de 200 000 et de blessés à environ 400 000.
Quelles perspectives ?
Vêtu de son habituelle tenue militaire, le chef de l’État ukrainien devenu chef de guerre depuis l’invasion russe parcourt le monde pour obtenir de ses alliés de nouvelles aides et des armes toujours plus destructrices. Zelensky proclame qu’il aurait un « plan de victoire ». Ce plan, qui ne comprend toujours « aucun échange de territoire contre un cessez-le-feu ou la paix », est censé mener à une « fin juste et rapide » courant 2025. Pour Zelensky, « la Russie doit perdre la guerre contre l’Ukraine » alors que sur le terrain l’armée ukrainienne est forcée de se replier.
De son côté, Poutine menace d’entrer en guerre avec des pays de l’OTAN s’ils autorisaient l’Ukraine à utiliser des missiles à longue portée pour attaquer la Russie.
Emmanuel Macron a déclaré qu’il fallait permettre à Kiev « de neutraliser les sites militaires d’où sont tirés les missiles ». Les États-Unis craignent cependant l’escalade, même s’ils restent de loin les principaux donateurs, avec plus de 98 milliards d’euros d’aide à l’Ukraine dont 64,9 milliards d’aide militaire, soit 4 fois plus que l’Allemagne ou 14 fois plus que la France.
La décision de bombarder davantage la Russie comme l’envoi de troupes de l’OTAN en Ukraine pour pallier la faiblesse des forces ukrainiennes restent aujourd’hui des hypothèses. Mais qu’en sera-t-il si le front menaçait de s’effondrer au profit de la Russie ? Si ces hypothèses devaient se concrétiser, ce serait alors une bascule vers une guerre de plus en plus totale et dévastatrice.
Cette guerre n’a pas de fin. Même en cas de victoire d’un des deux camps, la paix ne serait que celle des cimetières et le vaincu chercherait à prendre sa revanche.
Il est plus que temps d’arrêter cette guerre et d’imposer la paix. Pour cela, il faudra que se lève une puissante mobilisation en Ukraine, en Russie, dans le reste de l’Europe et aux États-Unis, pour exiger un arrêt des combats et ôter le pouvoir à tous les fauteurs de guerre.
Gilles Seguin, le 27 octobre 2024