Taylor aurait certainement rêver d’instaurer une telle rivalité entre les salariés

 

Christophe Dejours est médecin, ergonome, psychiatre et psychanalyste. Professeur au Conservatoire national des arts et métiers, il vient de publier La Panne. Repenser le travail et changer la vie.

 

Vous affirmez, depuis 2003, que l’évaluation est au cœur des processus de souffrance au travail. Pourquoi ?

 

Dans mes recherches sur le travail et la santé mentale, j’ai choisi d’analyser non pas l’organisation du travail telle qu’elle est décrite par les ingénieurs, les sociologues et les économistes, mais le vécu subjectif du rapport au travail. Avec cette méthode puissante fondée sur la clinique, j’ai constaté, au début des années 2000, l’apparition de nouvelles pathologies – des burn-out, des pathologies de surcharge, des dépressions, des suicides. Au fil de mes recherches, j’ai finalement compris que, dans le monde du travail, quelque chose était en train de basculer. L’élément décisif de cette mutation, c’est l’évaluation individualisée de la performance, qui a un pouvoir redoutable et destructeur.

 

Pourquoi est-elle autant dangereuse ?

 

L’évaluation individuelle des performances repose sur des bases totalement erronées. Elle est fondée sur l’idée que l’on peut faire une mesure objective, mathématique, scientifique du travail, alors qu’en réalité l’essentiel du travail repose sur la subjectivité. Depuis cinquante ans, le laboratoire d’ergonomie du Conservatoire national des arts et métiers a montré, en analysant des gens au travail, qu’il y avait toujours un décalage entre le travail “prescrit” – la tâche, qui est un objectif à atteindre – et “l’activité” – le chemin qu’il faut parcourir pour y parvenir.

 

Le travail ne se passe jamais comme prévu : il y a des retards, des incidents, des délais, des dysfonctionnements qui obligent en permanence le travailleur à s’adapter, à improviser, à trouver des ficelles, à inventer des modes opératoires nouveaux. C’est précisément cela, le travail vivant ! C’est cet engagement subjectif, cette intelligence créative qui vous oblige à trouver des astuces que l’on ne vous a pas apprises. Lorsqu’elle passe sous les fourches Caudines de l’évaluation, cette part subjective du travail n’est pas prise en compte car elle n’est pas mesurable scientifiquement : avec l’évaluation, exit, donc, le travail vivant !

 

L’évaluation a-t-elle pour autant des conséquences négatives ?

 

L’évaluation individuelle des performances fait énormément de dégâts car elle crée, au sein du monde du travail, une concurrence inédite entre les salariés. Le but est de mesurer en permanence le travail de chacun, mais surtout de le rendre comparable à celui des autres. Taylor aurait sans doute rêvé d’instaurer une telle rivalité entre les salariés, mais il n’en avait pas les moyens : il aurait fallu, pour cela, un appareillage de surveillance et de contrôle qu’il était impossible de mettre en place. Les progrès incroyables de l’informatique ont résolu le problème : avec les ordinateurs, plus besoin de contremaîtres ! Ils enregistrent toute la journée, minute par minute, ce que vous faites mais aussi ce que vous ne faites pas.

 

La concurrence ne peut-elle pas donner naissance à une saine émulation ?

 

Dans le climat de rivalité créé par la pratique systématisée de l’évaluation, la réussite de votre collègue devient une menace. La méfiance s’installe, c’est le début du chacun pour soi, tous les coups sont permis. La solidarité, la camaraderie, le respect de l’autre, la prévenance se fissurent et finissent par disparaître. Au bout du compte, l’évaluation provoque la solitude : elle casse les relations de coopération et d’entraide qui sont pourtant indispensables au travail. Les gens sont entraînés dans la spirale du doute, ils se sentent seuls, ils sont vulnérables.

 

Toutes les pathologies de la solitude que l’on observe aujourd’hui dans le monde du travail, le plus souvent des dépressions et des réactions paranoïaques, sont une grande nouveauté.

On peut les soigner, bien sûr, mais la meilleure prévention, c’est la reconstitution des solidarités et du vivre-ensemble au sein même du monde du travail.

 

 

LE MONDE CULTURE ET IDEES – 14.03.2013 – Anne Chemin

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