A propos du racisme d’état

« Notre combat est une lutte de classe et non pas une lutte raciale »

« A l’affut : histoire du parti des Panthères noires et de Huey Newton » de Bobby Seale (co-fondateur du Black Panther Party), 1970.

« Le capitalisme porte en lui le racisme comme la nuée porte l’orage ». Selon l’article « Aux racines du racisme » paru dans Convergences Révolutionnaires n°131 de juillet-août 2020, la tâche des militants révolutionnaires consisterait à « expliquer que l’État est raciste parce qu’il est bourgeois, et que pour se débarrasser du racisme il faudra le renverser ». Pour preuve, les « premières législations clairement racistes, comme en France le Code noir (1685) » seraient apparues sous l’Ancien Régime. Ensuite « Le racisme s’est développé en même temps que le marché mondial lorsque la bourgeoisie européenne, profitant de l’aubaine provoquée par les progrès de la navigation et la découverte des Amériques, a asservi les populations des terres conquises puis réduit en esclavage la main-d’œuvre raflée sur les côtes africaines. [1] »

N’est-ce pas couper les racines un peu courtes ? Pour ne citer que deux exemples, au Moyen Âge bien avant le développement du commerce triangulaire, le racisme des Arabes à l’égard des Noirs servit de prétexte à la traite négrière. Les Noirs étaient considérés comme inférieurs, souvent comparés à des animaux, et voués à l’esclavage. A partir du XVe siècle en Espagne et au Portugal, l’obsession de la pureté de sang (limpieza de sangre en espagnol ou limpeza de sangue en portugais) entraîna l’interdiction pour tous ceux qui ne pouvaient pas s’en prévaloir (juifs ou musulmans convertis) d’accéder aux principales institutions civiles ou ecclésiastiques.

Le développement du racisme a en fait commencé bien avant le capitalisme. Il est apparu dès les premières sociétés de classes. La disparition du racisme n’aura donc rien d’automatique, tant celui-ci imprègne depuis des millénaires les civilisations humaines. Si la fin du capitalisme est une condition nécessaire pour se débarrasser du racisme, elle n’est pas suffisante. Pour créer les conditions d’une élimination du racisme, le renversement du capitalisme devra déboucher sur une société sans classes.

Cette association entre racisme et capitalisme croise celle de la pensée « décoloniale » selon laquelle le type de pouvoir et de système actuel sont aussi issus du commerce triangulaire et de l’esclavage. Mais la pensée décoloniale évolue dans un autre registre que celui de la lutte de classe. Portée par des mouvements comme le Parti des Indigènes de la République, celle-ci s’éloigne du marxisme quand elle n’est pas antimarxiste. La pensée décoloniale voit dans la race et le racisme la base de l’accumulation du capital et du système capitaliste. Elle postule que nous serions toujours dans un système colonial, même si l’esclavage a été aboli ou si les pays occidentaux comme la France ont perdu leurs principales colonies. L’Etat raciste a fait place au « racisme d’État ». Cette « colonialité » structurerait toujours l’ensemble des domaines de l’existence humaine : pouvoir, savoir, être, genre, environnement… L’objectif serait donc de les « décoloniser ».

Aux racines du racisme d’État

Le « racisme d’État » a ressurgi en France en 2017 à l’occasion d’une polémique lancée par Jean-Michel Blanquer. Le ministre de l’éducation nationale s’en était alors pris au syndicat SUD Education 93 qui utilisait l’expression « racisme d’Etat » dans une formation destinée aux enseignants avec des ateliers en « non-mixité raciale ».

Cette notion de « racisme d’État » vient des années 1960 et s’est développée dans la foulée du « Black Power ». Alors que l’abolition des lois de ségrégation raciale aux USA est loin de mettre fin aux ségrégations, des militants noirs comme Stokely Carmichael et Charles Hamilton [2] dénoncent la persistance d’un « racisme institutionnel ». Ils décrivent un racisme voilé qui continue à structurer l’ordre social, moins perceptible en raison de sa nature « moins ouverte, beaucoup plus subtile » contrairement au racisme individuel.

A l’époque le mouvement noir américain tente de marier nationalisme noir et marxisme… ou d’en divorcer. Angela Davis rapporte que lors d’un meeting en 1967, « Stokely [Carmichael] parla du socialisme comme de « la chose de l’homme blanc ». Marx, disait-il, était un homme blanc, donc étranger à la libération des Noirs. En tant que peuple noir, criait Stokely, nous devons laisser tomber le socialisme qui est une création européenne et commencer à réfléchir au communalisme africain [3] ».

En France, alors que la crise économique des années 70 entraine une dégradation de la situation des immigrés et une montée du racisme, le MRAP dénonce à partir de 1979 « le développement d’un véritable racisme d’État appuyant par des propos officiels tendancieux et des lois iniques la mise à l’index des immigrés et de leurs familles cyniquement désignées comme les responsables de tous les maux de notre société [4] ». Le MRAP cible alors « l’absence d’une volonté véritable de sévir contre les criminels » racistes, les « bavures », mais aussi des « pratiques administratives arbitraires et humiliantes » envers les immigrés et des dispositifs juridiques et institutionnels spécifiques (Loi Pasqua sur l’immigration en 1986…). Le MRAP appelle l’État à infléchir sa politique et à stopper certaines dérives.

Avec l’arrivée de la Gauche au pouvoir en 1981, le MRAP voit un « arrêt donné aux pratiques de racisme d’Etat [5] », tandis que SOS Racisme connait ses heures de gloire. Elles ne durent qu’un temps. Apparaissent alors des collectifs comme le Mouvement de l’Immigration et des Banlieues (MIB) ou la Brigade Anti-Négrophobie qui ringardisent ces organisations en perte de vitesse, à l’instar du PS et du PCF auxquels elles étaient liées. C’est ce nouveau courant plus radical de l’antiracisme qui a mis sur le devant de la scène un « racisme d’État » relooké.

Ce nouveau « racisme d’État » se veut en quelque sorte une généralisation du racisme institutionnel, à la fois son élargissement et un stade supérieur. Il sous-entend que c’est l’État, et pas juste une de ses institutions, qui produit du racisme, intentionnellement ou pas. Toutes les institutions de l’Etat sont ainsi suspectées de racisme : police, armée, gouvernement, justice, école, institutions migratoires, culturelles ou sociales… « Racisme systémique » ou « structurel », ce racisme d’État, impulsé d’en haut, structurerait toute la société. S’ils contestent l’« universalisme républicain » qui était le cadre de l’ancienne mouvance antiraciste, ces collectifs n’en sont pas pour autant marxistes.

Le racisme d’État a gagné dernièrement une plus grande visibilité avec le combat du Comité Adama, sur fond de relance du mouvement Black Lives Matter aux USA. Le Comité Adama est traversé par ces nouvelles influences, et défend son particularisme. Si pour Assa Traoré des « alliances » avec d’autres secteurs en lutte sont souhaitables, la convergence des luttes n‘est pas à l’ordre du jour : « chacun a son combat [6] ». Pour Geoffroy De Lagasnerie, membre du Comité Adama, « la thématique de la convergence des luttes témoigne de la manière dont l’espace de la contestation est traditionnellement approprié par des individus qui disposent des caractéristiques telles qu’ils sont capables de se penser comme universaux : la classe moyenne blanche.[7] »

Des politiques racistes ?

Selon l’article de Convergences, « Il y a donc bien, aujourd’hui encore, des lois racistes en France ». « L’État français (pour ne citer que lui) mène toujours, sur fond d’égalitarisme abstrait, des politiques racistes. Les politiques migratoires permettent de séparer une immigration « choisie », très majoritairement blanche, européenne ou nord-américaine, et une autre « subie », venant des pays sous domination impérialiste [8] ».

Mais la politique migratoire française ne dépend-t-elle pas plutôt de ses besoins de main d’œuvre que de critères raciaux ? « La France ne peut pas héberger toute la misère du monde » : la formule du socialiste Rocard prononcée en 1989 (Rocard est alors Premier Ministre sous la présidence de François Mitterrand) a depuis fait florès. Les frontières françaises ont commencé à se fermer aux migrants à partir de la crise économique des années 1970. La politique migratoire actuelle distingue les migrants économiques, systématiquement refusés, et politiques, tandis que le gouvernement Macron a récemment évoqué la mise en place de quotas d’immigration par « métiers en tension ».

D’un autre côté, les frontières se sont un peu ouvertes pour une immigration européenne depuis la création de l’Espace Schengen en 1995. Cet espace est avant tout économique. Il répond à l’origine aux besoins économiques des bourgeoisies allemandes, françaises et du Benelux, pas à la volonté de privilégier une immigration blanche.

C’est la crainte d’une arrivée massive de pauvres qui guide aujourd’hui la politique migratoire des pays riches en pleine crise économique. Et cette crainte ne peut qu’entrainer une montée du racisme. Ce sont les politiques migratoires qui engendrent le racisme. Mais celui-ci, du moins actuellement, n’est pas la cause de la politique migratoire.

Classe laborieuse, classe dangereuse [9]

Comme le dit l’article, « ce n’est pas Manuel Valls qui a inventé cette idée que « la lutte des classes disparaît au profit de la guerre entre races » [10] ». Il est peu probable que Manuel Valls regrette la disparition de la lutte des classes. Mais cette « disparition » est bien le problème principal dans la lutte antiraciste.

Les discriminations, le racisme, les violences et les contrôles policiers dont sont victimes les jeunes noirs et arabes des quartiers populaires sont le fait d’une violence sociale, d’une peur de la bourgeoisie des classes populaires, une peur vieille comme les sociétés de classe comme l’exprimait en 1840 un chef de bureau à la préfecture de la Seine : « Les classes pauvres et vicieuses ont toujours été et seront toujours la pépinière la plus productive de toutes les sortes de malfaiteurs : ce sont elles que nous désignerons sous le titre de classes dangereuses ; car lors même que le vice n’est pas accompagné de la perversité, par cela même qu’il s’allie à la pauvreté, il est un juste sujet de crainte pour la société [11] ».

Cette violence policière n’est pas réservée aux Noirs, comme l’ont illustré les tirs de flash Ball et les coups de matraques assénés aux Gilets Jaunes ou aux manifestants contre la loi Travail, en majorité plutôt blancs.

Renouer avec le marxisme

L’article de Convergences dénonce à juste titre les impasses d’une lutte antiraciste qui se mènerait au nom de l’unité nationale, d’une « meilleure » police ou d’une réforme de l’Etat bourgeois. Il trouve des vertus à la notion de « racisme d’État » : « La mise en accusation d’un « racisme d’État » ou « systémique », qui vise le pouvoir politique plutôt que les individus qui sont à son service, constituent un progrès politique indéniable – même si l’expression racisme d’État semble sous-entendre que l’État pourrait ne pas être raciste [12] ».

Si on doit combattre les préjugés raciaux, soutenir les luttes contre le racisme et les violences policières et y prendre part, faut-il également reprendre le langage d’une partie du mouvement antiraciste qui a tendance à tout « raciser » ? En réalité, un État bourgeois peut être raciste ou pas, anti-pauvres comme davantage favorable aux pauvres, selon ses intérêts du moment. Dans tous les cas, il reste un État au service de la bourgeoisie. Caractériser l’État par son racisme ne rend pas compte de sa véritable nature. La notion de « racisme d’État »occulte la nature de classe de l’État, alors que c’est celle-ci qui détermine profondément sa politique.

L’article se termine sur un appel à « la classe ouvrière [qui] doit prendre en charge la lutte contre le racisme si elle veut combattre sérieusement ses exploiteurs. Pas seulement parce que ceux-ci entretiennent consciemment ou inconsciemment le racisme, mais aussi parce que, si la classe ouvrière restait en dehors de cette lutte, elle en laisserait la direction à des leaders petits-bourgeois, intellectuels ou figures locales de quartiers populaires désireux de se faire une place au soleil de la République. [13] »

Une vision très ouvriériste. Les « racisés » qui vivent dans les quartiers et les banlieues populaires constituent une fraction importante de la classe ouvrière, cette classe capable de renverser le système actuel et de changer le monde. Ils travaillent dans des entreprises où des militants ont la possibilité de faire vivre et de transmettre cette conscience de classe. Ceux-ci, comme l’ensemble des travailleurs, ne peuvent rester indifférents ou spectateurs de la lutte antiraciste. Cependant le problème est-il que ce soient des ouvriers, des petits-bourgeois ou des intellectuels qui prennent en charge la lutte contre le racisme ? Ou que ces militants, quelle que soit leur origine sociale, fassent le lien entre racisme, marxisme et lutte de classe ? C’est la pensée raciale et décoloniale qui fait le jeu de la bourgeoisie « non blanche » en gommant les frontières et les affrontements de classe. C’est pourquoi le mouvement antiraciste doit renouer avec le marxisme et avec une perspective communiste révolutionnaire. C’est la seule voie qui permette de construire une société débarrassée à la fois de l’exploitation et du racisme.

Théo Raime, le 23 aout 2020


[1] convergencesrevolutionnaires.org/Aux-racines-du-racisme.

[2] « Le Pouvoir Noir : pour une politique de libération aux États-Unis » de Stokely Carmichael et Charles Hamilton, 1967.

[3] « Autobiographie » d’Angela Davis, 1974.

[4] Albert Lévy, secrétaire général du Mouvement contre le Racisme et pour l’Amitié entre les Peuples, dans « Droit et Liberté » (organe de presse du MRAP) de Juillet-Aout 1979.

[5] « Droit et Liberté » de Juillet-Aout 1981.

[6] « Le combat Adama » d’Assa Traoré et Geoffroy De Lagasnerie, 2019.

[7] Ibid.

[8] Ibid.

[9] « Classes laborieuses et classes dangereuses à Paris pendant la première moitié du XIXe siècle » de Louis Chevalier, 1958.

[10] Interviewé par Valeurs Actuelles, l’ancien ministre de l’Intérieur ne fait cependant pas l’éloge de la « guerre des races ». Il dénonce l’« instrumentalisation » de la mort d’Adama Traoré et reproche au comité Adama d’attiser une « guerre entre race » et de chercher à « accuser la France d’être raciste, à démontrer un supposé racisme d’État ». N’en déplaise à Valls, le racisme de la police est loin d‘être la manifestation de simples dérives individuelles.

[11] « Des classes dangereuses de la population dans les grandes villes » d’Henri Frégier, 1840.

[12] Ibid.

[13] Ibid.

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