La guerre en Ukraine vient de célébrer un triste anniversaire. En deux ans, ce conflit a déjà fait des centaines de milliers de morts, des millions de déplacés. Et à l’heure actuelle on ne voit pas d’autre issue à cette guerre qu’une escalade encore plus meurtrière.
Pris entre l’Est et l’Ouest
La guerre a en fait commencé il y a 8 ans, en février 2014, avec l’invasion par des forces militaires russes de la Crimée qui sera annexée par la Russie en mars 2014. Elle s’est rapidement étendue au Donbass à l’Est de l’Ukraine, où des affrontements armés ont mené à la proclamation des républiques séparatistes de Donetsk et de Lougansk en avril 2014. La guerre du Donbass a duré 8 ans avant que l’armée russe ne tente d’envahir le reste de l’Ukraine le 24 février 2022, donnant une dimension non seulement nationale, mais internationale à ce conflit.
Cette guerre a débuté en réalité bien avant. Dès l’éclatement de l’URSS en 1991, l’Ukraine a été l’objet de tensions entre la Russie et les Etats-Unis. Les pressions des USA et du Royaume-Uni ont d’abord abouti en 1994 au « mémorandum de Budapest » signé également par la Russie, dans lequel l’Ukraine s’engageait à lui retourner l’arsenal nucléaire installé sur son territoire du temps de l’URSS en échange du respect de son indépendance. En 2004, une partie de la population et de la nouvelle bourgeoisie ukrainienne qui s’était constituée à partir de l’ancienne bureaucratie soviétique s’est mise à contester l’élection à la présidence de Viktor Ianoukovytch, un ancien directeur des transports routiers du Donetsk et président de cette région du Donbass. Cette contestation est à l’origine de la « révolution orange ». Pour la Russie de Poutine et les Ukrainiens qui lui sont favorables, cette « révolution » n’était en fait qu’une opération menée par la CIA et les puissances occidentales pour renverser un président pro-russe. Face à l’ampleur de la mobilisation, de nouvelles élections sont organisées qui ont pour vainqueur Viktor Iouchtchenko, le gouverneur de la nouvelle Banque nationale d’Ukraine et partisan d’un rapprochement avec l’OTAN et l’Union européenne. Aux élections de 2010, nouveau revirement. Viktor Ianoukovytch revient au pouvoir, profitant des divisions du camp pro-occidental. Il y restera à peine 4 ans. En novembre 2013, la tension monte de nouveau entre les pro-russes et les pro-occidentaux à la suite de la décision de Viktor Ianoukovytch de suspendre un accord d’association entre l’Ukraine et l’Union européenne et de sa volonté de se rapprocher de Moscou. C’est l’« Euromaïdan », une nouvelle vague de protestation qui entraîne le renversement de Viktor Ianoukovytch et l’élection en mai 2014 de l’homme d’affaires, Petro Porochenko, favorable à l’Ouest. La guerre, entre-temps, venait de commencer dans le Donbass.
La guerre en Ukraine, ses prémices l’on montré, est le résultat d’une opposition entre la Russie et les pays occidentaux, d’un conflit entre deux impérialismes, chaque camp s’appuyant sur une fraction de la bourgeoisie et de la population ukrainienne, l’une pro-occidentale, l’autre pro-russe. La Russie veut, y compris par les armes, conserver son ancienne zone d’influence, à commencer par la Crimée et le Donbass, menacée par l’extension vers l’Est de l’influence de l’OTAN et des puissances occidentales. De leur côté, les gouvernements des États-Unis et des pays de l’Union Européenne sont entrés en guerre « par procuration » en armant et en formant la population ukrainienne appelée à servir de chair à canon face à l’envahisseur russe.
Escalade militaire et idéologique
Durant toutes ces années, les camps se sont renforcés et cristallisés sur fond d’escalade militaire. Après la fourniture d’armes « non létales » dès 2014 puis d’armes « défensives » en 2022, les USA et l’Union Européenne livrent désormais des chars et des avions de combat. Le président français, Emmanuel Macron, vient d’envisager l’envoi par l’Union Européenne de troupes au sol, tandis que l’armée russe accroit ses bombardements sur la ligne de front l’opposant à l’armée ukrainienne et que Vladimir Poutine brandit la menace d’une nucléarisation du conflit. Face à un possible désengagement des USA, l’Union Européenne en appelle à son « réarmement » et à une « Europe de la Défense ». L’industrie de guerre tourne déjà à fond en Russie ou en France qui est le deuxième exportateur mondial d’armement derrière les USA. Elle a de beaux jours devant elle.
La guerre est à nos portes. Elle sera au centre de la campagne pour les élections européennes de juin 2024. En France, Emmanuel Macron a choisi de cliver sur ce thème dans une mise en scène manichéenne. Qui n’est pas pour le « soutien sans limite » à l’Ukraine serait en définitive pour la victoire de la Russie. Il faudrait choisir son camp. Des députés européens Thierry Mariani, du Rassemblement National, à Carlos Puigdemont, un des leaders indépendantistes catalans, en passant par Tatjana Ždanoka, une ancienne députée européenne de Lettonie, les espions russes semblent avoir noyauté le parlement européen. Gare à la paranoïa et à l’embrigadement. Chaque parti politique est sommé de faire le ménage dans ses rangs. Les campagnes contre Vladimir Poutine se succèdent. La médiatisation de l’assassinat probable d’un de ses opposants, Alexeï Navalny, dans une prison de l’Oural polaire vient montrer à quel point le régime de Poutine s’apparente à une dictature et menace nos démocraties. Après la lutte contre Daesh, nous sommes appelés à une nouvelle guerre de civilisation. Quand Poutine défend l’identité et les valeurs fondamentales de la Russie face à une Ukraine « nazie » et à un « Occident décadent », celui-ci fait valoir ses valeurs démocratiques et son respect de l’individu dans toutes ses différences. L’Occident démocratique pourfend l‘autoritarisme russe, cet atavisme qui lui viendrait des tsars et à leur suite de Lénine et de Staline.
Pourtant les États-Unis et la France sont habitués à soutenir des dictateurs qui n’hésitent pas assassiner leurs opposants, que ce soit dans l’ancienne Françafrique ou en Arabie saoudite, premier client de la France en termes de ventes d’armes, où le prince héritier Mohammed ben Salmane a fait assassiner et démembrer le journaliste Jamal Khashoggi en 2018. Et si les gouvernements occidentaux dénoncent le régime de Poutine, ils se gardent bien d’appeler les citoyens russes à le renverser de peur d’ouvrir la boite de Pandore et de perdre le contrôle des masses.
L’union sacrée version XXIème siècle
L’union sacrée face à la Russie est de mise. Ce terme est né lors de la première guerre mondiale dans la bouche du président français de l’époque, Raymond Poincaré, qui dans un discours devant le Parlement en appelait à une « union sacrée… contre l’agresseur et dans une même foi patriotique. » Un appel entendu jusqu’à la SFIO, la Section Française de l’Internationale Ouvrière ancêtre du Parti socialiste, et la CGT qui ont soutenu l’entrée en guerre de la France contre l’Allemagne. Ce même type d’unions nationales se formait également de l’autre côté du Rhin ou en Russie. Une poignée de militants socialistes ou sociaux-démocrates s’y est alors opposé. Jean Jaurès en France, Rosa Luxembourg et Karl Liebknecht en Allemagne ou encore Lénine et Léon Trotsky en Russie. Réunis en Suisse à Zimmerwald, la majorité des opposants à la guerre se revendiquaient pacifistes, d’autres prônaient le « défaitisme révolutionnaire » c’est-à-dire la transformation de la guerre en révolution. C’est de ces derniers qu’il nous faut reprendre le flambeau aujourd’hui.
Cette position anti-guerre est-elle vouée à l’impuissance ? Est-elle à contre-courant ? Cela ne peut être un argument pour y renoncer. Les militants anti-guerre de la seconde internationale étaient aussi impuissants et minoritaires pendant la vague nationaliste et guerrière des débuts de la première guerre mondiale. Ils n‘en avaient pas moins raison. Et c’est bien leur position prise à contre-courant en 1914 qui leur a donné une crédibilité quand la population et les soldats ont commencé à se révolter contre la boucherie de cette guerre inter-impérialiste.
Fraterniser avec les soldats russes ou les repousser ?
Répéter « Troupes russes, hors d’Ukraine » ou défendre « le droit du peuple ukrainien à s’armer » ne peuvent que s’inscrire dans le bellicisme actuel. La seule issue souhaitable à cette guerre serait la fraternisation entre les soldats des armées russe et ukrainienne, à l’image des mutineries et des fraternisations de 1917 entre soldats français ou russes et allemands et de la vague révolutionnaire en Europe qui s’ensuivit. Or on n’imagine pas des soldats ukrainiens prôner la fraternisation avec les soldats russes en leur disant en même temps « troupes russes, hors d’Ukraine ! » La fraternisation entre soldats russes et ukrainiens ne pourrait se faire que dans le cadre d’un appel au cessez-le-feu et à la paix, chaque armée retournant alors ses armes contre son propre état-major et son propre gouvernement.
Dire aujourd’hui aux « troupes russes hors d’Ukraine » signifie également défendre l’intégralité territoriale ukrainienne à l’instar de Zelensky, c’est à dire la reconquête du Donbass et de la Crimée qui sont les principaux territoires occupés par l’armée russe aujourd’hui. Or les habitants de ces régions ont droit à une réelle autodétermination qui ne peut s’exprimer ni sous la menace des armées russes bien évidemment, mais ni sous celle des nationalistes ukrainiens.
On ne peut pas non plus distinguer « le droit du peuple ukrainien à s’armer » et l’encouragement à l’envoi d’armes et de munitions à l’armée ukrainienne par les USA et l’Union Européenne. Cet envoi massif participe à la montée du militarisme et de l’industrie de guerre. Il ne s’agit pas non plus d’empêcher ces livraisons d’armes, comme cela a pu être le cas pendant la guerre d’Indochine où c’étaient alors l’envoi d’armes par la puissance coloniale française que les dockers d’Oran ou de Marseille voulaient empêcher par la grève dans les années 1949 et 50. En Ukraine, les colonisateurs sont autant à l’Est qu’à l’Ouest.
Une introuvable indépendance
La bourgeoisie ukrainienne avec ses oligarques a montré depuis l’éclatement de l’URSS en 1991 qu’elle était bien incapable d’indépendance, oscillant sans cesse, du fait de sa dépendance économique et commerciale, entre la Russie et les pays occidentaux. Cette dépendance est devenue de plus en plus militaire depuis 2014. La victoire de l’un ou l’autre camp ne peut que signifier la subordination de l’Ukraine à la Russie ou aux USA et à l’Union Européenne.
L’indépendance réelle de l’Ukraine ne pourra se faire que sur la base d’une rupture avec tous les impérialismes russes ou occidentaux. Seule la classe ouvrière pourrait sortir les Ukrainiens de ce dilemme en faisant irruption sur la scène politique avec comme objectif l’instauration d’une Ukraine socialiste des travailleurs, libre et indépendante. Une révolution socialiste en Ukraine se tournerait alors tout autant vers les travailleurs de l’Union Européenne que vers ceux de Russie et des ex-républiques de l’URSS. L’émancipation véritable du peuple ukrainien est inconcevable sans une série de révolutions qui pourraient conduire à la création des États-Unis socialistes d’Europe.
Ailleurs dans les pays appelés à soutenir « sans limites » l’Ukraine, nous ne pouvons que nous opposer à cette escalade guerrière. Quand Emmanuel Macron et son gouvernement doublent le budget militaire tout en réduisant les budgets alloués à l’emploi, à l’éducation ou à l’écologie, cela montre que l’ennemi est dans notre propre pays. Face à la guerre en Ukraine et à sa menace d’extension, une paix durable ne peut venir que de l’instauration d’une Europe des travailleurs.