Non, le danger fasciste n’est pas mort. Dans un livre publié en septembre 2018, Ugo Palheta [1] dresse le tableau d’une France où « la possibilité du fascisme » [2] n’est pas qu’une figure de style.
Crise d’hégémonie et offensive autoritaire
D’une part, les conditions objectives et subjectives à l’arrivée au pouvoir d’un parti de type fasciste sont en train de murir : capitalisme pourrissant, crise des institutions, crise idéologique, déclin des partis de masse… La situation actuelle est marquée par une « crise d’hégémonie », cette « capacité des dominants à produire le consentement des dominés, plus spécifiquement à faire accepter à la majorité de la population la légitimité des politiques menées. » Une crise qui touche aussi « les formes traditionnelles de contre-hégémonie portées par le mouvement ouvrier dans ses différents segments (syndical et politique, communiste et socialiste) ».
Le terrain est également préparé par une « offensive autoritaire ». « Une période de régression ouverte des droits démocratiques s’est ouverte » : la bourgeoise serait en train de transformer la « démocratie bourgeoise » issue des Trente Glorieuses en un « état néolibéral autoritaire », dont le centre de commandement serait l’Union Européenne « bâtie comme un proto-état ». Car « les institutions européennes et internationales ont été des actrices de premier plan dans cette offensive autoritaire, avec la complicité des états nationaux » écrit l’auteur.
Un parti néofasciste en gestation
D’autre part, les candidats au rôle de parti fasciste existent bel et bien, et se renforcent. Pour Ugo Palheta, qui récuse sa caractérisation comme national-populiste, le Front National (FN) est un « parti néofasciste en gestation ». Sa mue en Rassemblement National (RN) ne doit pas faire illusion. Il reste pétri de racisme et de xénophobie. La montée des fantasmes sur le « grand remplacement » et « l’islamisation de la France » ont abouti en France à un « consensus anti-immigrés ». Ugo Palheta n’a de cesse de dénoncer un « racisme structurel », bien différent d’une somme de préjugés individuels. En France, les « non-blancs » subissent des « discriminations systémiques inscrites dans les institutions ». Et « l’islamophobie est la principale forme idéologique sous laquelle se présente aujourd’hui le racisme ». Mais l’objectif des néofascistes va plus loin. Leur but est de constituer un « bloc blanc sous domination bourgeoise ». Si « le fascisme présent ne s’annonce pas sous les mêmes dehors que le fascisme passé », son idéal est toujours celui d’une « régénération nationale ». Dans ce sens, « le consensus islamophobe permet de solidifier l’imaginaire national, donc la nation, en invitant le groupe ethno-racial majoritaire à faire bloc contre la menace que représenterait les musulmans ».
Un front antifasciste
Ugo Palheta nous engage à juste titre à ne pas sous-estimer le danger et banaliser la montée de l’extrême-droite. Cet endormissement risque de nous être fatal. L’arrivée au pouvoir de néofascistes ne serait pas qu’un simple durcissement quantitatif de l’autoritarisme et du « racisme systémique » déjà mis en œuvre par les derniers gouvernements, mais un saut qualitatif. Il signerait la fin des libertés démocratiques, le « bannissement des contestations » et « l’éviction des minorités ». L’élection de Macron, sorte de « Bonaparte » de « l’extrême centre », pourrait bien être « le dernier arrêt avant bifurcation » vers le fascisme.
Mais le pire n’est jamais sûr. Ugo Palheta nous propose des pistes pour « conjurer le désastre ». « La tentative de bâtir un bloc blanc pourrait être enrayé par la constitution d’un bloc subalterne, unifiant les classes populaires blanches et non blanches ». Dans ce cadre, Ugo Palheta fait de la lutte « contre l’islamophobie, les crimes policiers et les discriminations systémiques » des combats prioritaires.
Renvoyant dos à dos une partie de la mouvance autonome et anarchiste pour laquelle « l’antifascisme est un leurre » ajournant la révolution, l’« ouvriérisme et le sectarisme de Lutte Ouvrière » qui « l’amènent à boycotter toute lutte unitaire n’ayant pas pour cadre les lieux de travail » ou le « populisme » de la France Insoumise focalisée sur les échéances électorales, Ugo Palheta prône la constitution d’un « front antifasciste ». Et de prendre pour exemple la prise de conscience du danger fasciste par la Gauche française suite aux émeutes du 6 février 1934, et sa réaction unitaire.
Hors de tout front républicain et « antifascisme bourgeois », ce front antifasciste aurait pour objectif d’empêcher le FN/RN de passer d’une « audience de masse » à un « parti de masse ». Par des « mobilisations unitaires » et au besoin par la violence, un tel front serait en mesure d’empêcher les apparitions publiques de l’extrême droite, de « bloquer la création d’une organisation fasciste implantée sur l’ensemble du territoire » et de « briser dans l’œuf toutes [s]es tentatives d’implantation ».
Articulé autour de trois axes (« opposition au néolibéralisme, bataille contre le durcissement autoritaire de l’Etat, lutte contre la xénophobie et le racisme »), « ce front devrait non seulement unir des organisations multiples – syndicales, politiques, associatives – mais aussi devenir pour elles une priorité ». Au sein de ses « comités locaux », chacun aurait toute liberté d’y défendre la « sortie du capitalisme », la conquête d’une « démocratie réelle » ou encore le « démantèlement des structures du racisme ». Car les « visées [de ce front antifasciste] doivent être conçues comme à la fois défensives et offensives », « popularisant la nécessité d’une alternative de société passant par une rupture politique, donc par la conquête du pouvoir ». Ce sont à ces conditions que « la possibilité du fascisme » deviendrait caduque. En est-ce vraiment sûr ?
L’anti-islamophobie et ses limites
Plusieurs aspects de cette analyse, et des objectifs politiques qui en découlent, font débat.
S’il y a bien une offensive autoritaire, l’Union Européenne en serait le grand stratège et ordonnateur pour Ugo Palheta. Or l’état français est loin d’être sous la coupe de l’Union Européenne, il en est au contraire aux commandes. Les responsables des reculs sociaux, des suppressions d’emplois et des reculs démocratiques sont toujours à la tête des États européens. Ce sont eux qui façonnent et dirigent l’Union Européenne. A trop faire de l’UE l’ennemi principal, ce sont les nationalistes et les souverainistes qui en tirent aujourd’hui profit.
La charge de l’extrême-droite, largement reprise sur l’échiquier politique, sur la supposée identité culturelle et française pourrait certes aboutir à la construction d’un « bloc blanc », qui serait la base sociale et idéologique d’un néofascisme. Mais une offensive parallèle est également en cours par des mouvements de l’islam politique radical (une autre variante de partis néofascistes) afin de dresser un fossé entre musulmans et non musulmans. Or Palheta fait comme si elle n’existait pas. Si l’extrême-droite instrumentalise la montée de l’islamisme (et les islamistes l’islamophobie), celle-ci n’en est pas moins un facteur bien réel de division des « subalternes » qu’Ugo Palheta cherche à unir.
Quant au caractère anesthésiant, aliénant et mystifiant de la religion, celui-ci est également un obstacle à toute émancipation. « La religion est le soupir de la créature accablée par le malheur, l’âme d’un monde sans cœur, de même qu’elle est l’esprit d’une époque sans esprit. C’est l’opium du peuple » écrivait Marx, qui ajoutait que « la critique de la religion détruit les illusions de l’homme pour qu’il pense, agisse, façonne sa réalité comme un homme sans illusions parvenu à l’âge de la raison, pour qu’il gravite autour de lui-même. [3] » Face à la montée des idéologies et des pratiques religieuses, qu’elles soient chrétiennes, juives ou musulmanes, cette critique est plus que jamais nécessaire, même si elle peut être considérée par certains comme christianophobe, judéophobe ou islamophobe.
Choisir comme priorité la lutte contre l’islamophobie ne peut que brouiller les cartes, et contrarier la nécessaire critique de la religion islamique et la non moins indispensable lutte contre l’islamisme politique. Il faut pouvoir marcher sur ses deux jambes, comme en ce qui concerne la lutte contre l’antisémitisme menée parallèlement au combat contre la politique sioniste de l’Etat d’Israël. A l’anti-islamophobie, on préfèrera donc la lutte contre le racisme et contre les agressions et discriminations antimusulmanes.
Socialisme ou barbarie
Il serait vain d’espérer que seules les luttes sociales feront reculer l’extrême-droite et son idéologie, et de se cantonner à ce que Palheta appelle une « mythologie consolatrice de la grève générale ». Il est tout à fait juste de ne pas banaliser le Rassemblement National de Marine le Pen, d’expliquer que le ver est dans le fruit et de combattre politiquement l’extrême-droite. Ce combat peut parfois se mener physiquement, à condition de ne pas en faire une orientation systématique comme le propose Palheta. Car crier au fascisme à chaque apparition d’un membre du RN ne peut guère convaincre que les convaincus, posant le RN davantage comme une victime que comme un « danger fasciste ».
Ce combat, Palheta le voit à travers l’unique prisme d’un front antifasciste, qu’il veut le plus large possible. « Il s’agit ici de retravailler la perspective stratégique du « front uni », issue des 3e et 4e congrès de l’Internationale communiste et approfondie par Trotsky dans ses textes lumineux sur la montée du nazisme et la faillite des partis ouvriers. […] Parler de bloc des subalternes plutôt que de front unique ouvrier permet d’insister sur le fait que ce front devrait inclure, non simplement la gauche de transformation sociale et les syndicats de salariés mais aussi tous les mouvements, organisations, courants, collectifs qui luttent pour l’émancipation sur des terrains qui peuvent être divers, ce qui inclut nécessairement en France aujourd’hui les différentes composantes de l’antiracisme politique, les mouvements qui font vivre un « féminisme des 99% », c’est-à-dire un féminisme de classe et décolonial, les mouvements queer, etc. […] Les organisations de la société civile, comme Attac ou Copernic, ou des acteurs de la lutte pour le respect des libertés publiques, comme la LDH ou le Syndicat de la magistrature, devraient nécessairement trouver leur place dans un tel front. […] Les organisations et mouvements écologistes qui ne sombrent pas dans la collaboration avec les pouvoirs en place ont tout leur rôle à jouer dans le combat antifasciste » (entretien avec Ugo Palheta, Révolution Permanente le 11 mai 2019).
Ugo Palheta souhaite que ce front soit permanent, et que son développement devienne la priorité pour les organisations qui le composent, c’est à dire que celles-ci mettent au second plan leur raison d’être et lui subordonnent leur propre développement. Il y a peu de chance qu’un tel appel rencontre un écho favorable pour ces raisons-là. Et même s’il le trouvait, ce front d’organisations disparates, ayant pour plus petit commun dénominateur la lutte pour les droits démocratiques, risquerait de tomber dans le piège des années 30, où les partis communistes avaient remplacé l’alternative « socialisme ou barbarie » par « la démocratie ou le fascisme ».
La possibilité du communisme
En se proposant de réactualiser la politique de front unique défendue en son temps par Trotsky, de l’ouvrir à d’autres mouvements alors que le poids du mouvement ouvrier organisé est beaucoup plus faible que dans les années 30, Ugo Palheta place ce « bloc subalterne » en dehors du mouvement ouvrier, réduisant ainsi son potentiel révolutionnaire. La lutte contre le fascisme ne doit pas ressembler à une fuite en avant. Il ne s’agit pas de nier le danger ni l’actualité d’une nouvelle forme de fascisme. La question est comment y faire face, quel antifascisme est-il possible et souhaitable ?
Entre le sectarisme révolutionnaire et les pièges de l’antifascisme, il y a pourtant une troisième voie. Les communistes révolutionnaires ne sont pas monomaniaques, ne renonçant ni à toute action commune face à l’extrême-droite (y compris avec les organisations citées plus haut), ni à la construction d’un parti communiste révolutionnaire. Or la voie tracée par Ugo Palheta lui tourne le dos. Cette indispensable construction n’est pas synonyme de repli sur soi et de sectarisme. Elle se fera par l’intervention dans les luttes et sur la scène politique (et celle-ci n’est pas qu’électorale), dans l’unité d’action quand elle est nécessaire et dans la confrontation avec les autres composantes du mouvement ouvrier. La meilleure façon d’empêcher l’implantation locale et nationale de partis néofascistes reste encore d’y implanter un parti communiste révolutionnaire.
GS, le 20 juillet 2019
[1] Ugo Palheta est sociologue, directeur de publication de la revue de critique communiste Contretemps et membre du NPA ↩
[2] « La possibilité du fascisme. France, la trajectoire du désastre » d’Ugo Palheta, publié aux éditions La Découverte en septembre 2018, 267 pages. ↩
[3] « Introduction à la Contribution à la critique de la philosophie du droit de Hegel » de Karl Marx ↩