Suppressions d’emplois : un virus peut en cacher un autre

Les salariés de Total à Grandpuits dans la Seine-et-Marne sont en grève reconductible depuis le 4 janvier contre l’arrêt de la raffinerie qui risque d’entrainer jusqu’à 700 suppressions d’emplois, dont de nombreux sous-traitants, selon la CGT.

Michelin, Renault, Bridgestone, General Electric, Total, Airbus, Sanofi … Depuis quelques mois, pas une semaine, pas une journée ne se passe sans une annonce de suppressions d’emplois. Celles des grands groupes font la Une, tandis que dans les plus petites entreprises, elles sont plus discrètes mais pas moins dévastatrices. Des centaines de milliers d’emplois sont supprimés ou vont l’être, les plus précaires comme les intérimaires sont aux premières loges, entrainant une hausse du chômage et de la misère déjà visible dans l’allongement des files d’attentes devant les restos du cœur ou les banques alimentaires. Le virus des licenciements se répand sans qu’aucun vaccin ne soit toujours à l‘étude. Il serait pourtant temps de déclarer la guerre aux suppressions d’emplois.

Le Covid a bon dos. Les entreprises poursuivent leurs restructurations, compriment leur masse salariale et délocalisent afin d’augmenter toujours plus leur productivité grâce notamment aux progrès des technologies numériques. La situation sanitaire a créé un effet d’aubaine pour une partie du patronat.

Face à ces attaques, les réactions des travailleurs sont éparses. Il n’y a pas de gros coups de colère comme en 2008/2009 avec Continental, New Fabris ou Goodyear. Aujourd’hui, l’heure est plutôt à l’accompagnement syndical censé limiter la casse. On ne compte plus le nombre de signatures d’accords. A Bridgestone à Béthune, tous les syndicats, dont la CGT et SUD, ont signé un accord sur les conditions de départs, avalisant ainsi la fermeture du site sans même déclencher de lutte. A Renault, plusieurs syndicats ont signé un « accord de transformation des compétences » qui vise à supprimer 2500 emplois dans l’Ingénierie/Tertiaire, dont 1900 dans le cadre d’une Rupture Conventionnelle Collective. Les signataires se félicitent d’avoir ainsi évité des licenciements.

Il n’y a donc pas les mauvaises directions syndicales d’en haut (qui collaborent avec le patronat ou trahissent les mouvements), et les bons syndicats d’en bas irréductibles (qui luttent et résistent jusqu’au bout). Il faut dire que la pression patronale est intense et sans pitié.

De leur côté, gouvernement et parlementaires crient au scandale. Bruno Le Maire, le ministre de l’Economie, est un spécialiste des coups de gueule qui ne sont pas suivis d’effet contre des entreprises qui licencient. En fait, l’état contribue largement à cette situation. D’une part, en supprimant des emplois dans la fonction publique et territoriale (hôpitaux, Poste, SNCF, ministères…). D’autre part, en baissant les contraintes pesant sur les employeurs qui veulent licencier tout en arrosant ceux-ci d’argent public.

Portes ouvertes aux suppressions d’emplois

L’Etat français a réglementé le droit du licenciement surtout à partir des années 1970, correspondant à la fin de la période du plein emploi des « Trente Glorieuses ». La loi officialise souvent des situations de fait et l’encadre. Elle peut être parfois améliorée suite à des luttes de salariés menées en parallèle sur le terrain législatif (débouchant parfois sur des arrêts de cour de cassation). Mais la loi vise surtout à canaliser l’action des salariés et de leurs syndicats, et à protéger les employeurs contre des recours juridiques. De Gauche ou de Droite, tous les gouvernements ont légiféré sans remettre en cause fondamentalement le droit des employeurs à disposer de leur main d’œuvre.

1973 : Sous Giscard d’Estaing, la loi du 13 juillet 1973 encadre le licenciement pour la première fois. Tout licenciement doit être justifié par une cause réelle et sérieuse, qu’il s’agisse d’un licenciement individuel ou d’un licenciement économique.

1975 : Puis la « loi du 3 janvier 1975 relative aux licenciements pour cause économique » instaure l’obligation pour un employeur envisageant un « licenciement, individuel ou collectif, fondé sur un motif économique, d’ordre conjoncturel ou structurel », de recueillir l’ «autorisation de l’autorité administrative compétente ».

1986 : Avec l’approfondissement de la crise, le CNPF (c’est-à-dire le MEDEF de l’époque, dirigé alors par Yvon Gattaz) obtient la suppression de l’autorisation administrative de licencier. L’argument patronal, que l’on retrouvera ensuite à chaque fois : cette autorisation administrative est un frein à l’embauche. Le CNPF promet de créer 370 000 emplois en cas d’assouplissement des règles du licenciement.

En 1984, un arrêt de cour de cassation avait validé le licenciement de 2009 salariés de Talbot en 1980 par des départs volontaires, sans avoir besoin d’une autorisation administrative. Une première brèche dans la protection des salariés contre les licenciements qui n’allait cesser de s’agrandir.

L’Etat va se désengager de plus en plus, transférant une partie de ses prérogatives aux « partenaires sociaux » dans une sorte de cogestion des plans sociaux.

1989 : La loi Soisson (un ministre centriste du gouvernement Rocard) créé le « Plan Social » avec des mécanismes de consultation du comité d’entreprise et des délégués syndicaux, et de prévention du licenciement, pour les entreprises de plus de 50 salariés veulent licencier au moins 10 personnes dans un délai de 30 jours.

Parfois des décisions de justice vont aller à l’encontre de la dérèglementation du droit à licencier (arrêts de cassation CEPME et Petit-Bateau en 1991, Framatone-Majorette en 1996, arrêt Samaritaine en 1997, etc.).

Le patronat invente alors la notion de « volontariat ». Le plan de départs volontaires « classique » est un dispositif non règlementé par le Code du travail, qui peut se faire dans le cadre d’un plan social.

2002 : Le premier ministre socialiste Lionel Jospin promulgue la « loi de modernisation sociale ». L’expression « Plan de Sauvegarde de l’Emploi » (PSE) remplace alors celle de « plan social » trop connotée. Cette loi renforce les actions de formation et de reclassement, mais ne change rien dans la réalité de la violence sociale. Plus le patronat sauvegarde, plus il détruit d’emplois.

2005 : Borloo créé l’obligation de négocier des accords de Gestion Prévisionnelle des Emplois et des Compétences (GPEC). Il s’agit de mettre en place une gestion anticipative et préventive des « ressources humaines » visant à un ajustement des besoins et de ces ressources (les salariés). Quand il y a trop de « ressources », on peut les encourager à partir pour créer leur entreprise ou à aller voir ailleurs dans des « mobilités externes ». La GPEC était censée éviter les plans sociaux… dans les rêves (ou les vapeurs) du ministre de l’emploi et du travail.

2008 : Le gouvernement Fillon « modernise » à son tour. La « loi portant modernisation du marché du travail » créée la Rupture Conventionnelle Individuelle, une convention de séparation à l’amiable, d’un commun accord entre le salarié et son employeur. Comme si les deux parties étaient à égalité de rapport de force.

2016 : La loi travail et de sa ministre El Khomri, en plus d’entamer la casse du code du travail, assouplit les motifs permettant de mettre en œuvre des licenciements économiques.

2017 : A peine élu à la présidence de la République, Emmanuel Macron créé par ordonnance :

  • La Rupture Conventionnelle Collective (une extension de la rupture individuelle de Fillon, ou tous les licenciés sont supposés être « volontaires » au départ) ;
  • Le plafonnement des indemnités en cas de licenciements illicites, afin de décourager les salariés à contester leur licenciement en justice ;
  • L’Accord de Performance Collective (APC) qui permet de diminuer la rémunération ou d’augmenter la durée du travail. En cas de refus du salarié, celui-ci est licencié, et le motif est ipso facto justifié.

Une pluie d’aides publiques

L’Etat, loin de laisser faire le marché et la libre concurrence, ne cesse d’intervenir au service du patronat. Ces aides sont de plusieurs sortes.

Avec le Covid, l’Etat a renforcé le chômage partiel prenant à sa charge tout ou partie du paiement des salaires. La France est le pays qui a le plus utilisé ce système, avec à son pic 34 % de ses salariés au chômage partiel. Les entreprises en usent et en abusent.

Le salarié a d’abord été payé 70% de son salaire brut (soit 84% du salaire net, car l’employeur est aussi exonéré de cotisations sociales qui représentent un peu moins de la moitié du salaire total habituellement).

Le chômage partiel a été payé intégralement par l’Etat jusqu’en juin 2020. A cette date, l’Etat n’a plus payé que 60% du salaire brut, les 10% restant relevant de l’employeur (sauf dans certains secteurs comme la culture, le tourisme ou le sport).

En février 2021, le gouvernement a décidé de réduire le paiement du chômage partiel à 60% du brut, avec 36% payé par l’Etat [1] (sauf en cas de négociation d’un accord d’Activité partielle de longue durée – APLD – d’entreprise ou de branche).

L’Observatoire français des conjonctures économiques (OFCE) prévoit « un montant d’indemnisation de 10 milliards d’euros pris en charge par l’Etat et l’Unédic » en 2021. En 2020, le cout aurait été de 31 milliards d’euros, sans compter les milliards en moins pour les caisses de la sécurité sociale privées de ces rentrées de cotisations.

Ces milliards ont-ils permis d’éviter des licenciements ? Surement (le patronat américain a préféré licencié massivement), mais ils ont surtout permis aux employeurs de ne pas toucher à leurs réserves de trésorerie et de garder sous le coude des salariés prêts à reprendre le collier à tout moment. Mais une même entreprise peut bénéficier du chômage partiel tout en supprimant des emplois, comme c’est le cas à Renault par exemple.

Cette manne d’argent publique n’a pas été une remise en cause de la doctrine néo-libérale du gouvernement. Pour Macron, il s’agit toujours de « soutenir l’offre », c’est à dire de permettre au patronat d’augmenter ses marges en réduisant ce qu’il appelle le « coût du travail », c’est à dire les salaires, les cotisations sociales et les impôts sur le capital.

Le gouvernement poursuit ainsi sa politique de réduction de l’impôt sur les bénéfices des sociétés, passant de 38% en 2016, à 31% en 2020, puis à 25% en 2022 (pour les entreprises dont le chiffre d’Affaires est supérieur à 250 millions d’euros).

Il envisage la baisse, voire la suppression des impôts dits « de production » : Taxe sur le foncier bâti, Cotisation sur la Valeur Ajoutée des Entreprises (CVAE, 0,75% à partir d’un certain Chiffre d’Affaires), Contribution Sociale de Solidarité des Sociétés (C3S, soit 0,16 % du Chiffre d’Affaires servant à financer l’assurance vieillesse)… Il n’y a pas de petites économies.

Gouvernement et collectivités locales ne lésinent pas non plus sur les subventions publiques, dépensant au final des milliards soi-disant pour développer ou sauver l’emploi (CICE, Crédit d’Impôt pour la Compétitivité et l’Emploi) ou la recherche (CIR, Crédit d’Impôt pour la Recherche), et qui servent surtout à enrichir les grands groupes.

L’Etat a aussi ouvert son carnet de chèques à travers une politique de prêts garantis. A titre d’exemple, Renault, qui annonce 4600 suppressions d’emplois en France, peut ainsi emprunter 5 milliards d’euros à des taux très bas, l’Etat prenant en charge son remboursement si Renault s’en avérait incapable.

De fausses perspectives 

Faut-il alors renforcer la loi ? A l’exemple de la loi Florange de 2014, rendant obligatoire la recherche d’un repreneur, et mise en place par le gouvernement Hollande suite à la fermeture des hauts fourneaux d’Arcelor Mittal à Florange ? Cette loi n’a eu en fait aucun effet.

Alors une loi interdisant les licenciements ? Mais la plupart des suppressions d’emplois ne sont pas des licenciements, comme à Michelin ou Renault qui suppriment des milliers d’emplois dans le cadre de Ruptures Conventionnelles Collectives. Ou une loi pour rendre les subventions publiques plus contraignantes ? Il n’est pas sûr que ça suffise à en éviter les contournements. Ainsi Ford a signé un accord avec les pouvoirs publics et les syndicats garantissant le maintien de la totalité des 900 emplois de l’usine de Blanquefort en Gironde jusqu’en mai 2018 en échange d’une subvention publique de 12,5 millions d’euros. Ford a donc pu fermer Blanquefort… en juillet 2019.

Surtout cela suppose de s’en remettre à un bon gouvernement ou à de bons députés, donc de bien voter et de croire éventuellement à leurs promesses électorales, c’est-à-dire à la saint glinglin.

L’autre perspective mise en avant est celle d’un protectionnisme et de relocalisations qui permettraient de protéger « nos » emplois. Ce leitmotiv surfe sur le nationalisme, rebaptisé « patriotisme économique », ou sur un capitalisme peint du vert des « circuits courts ». Il détourne du chemin de la lutte de classe, et met les travailleurs à la remorque d’une partie de la bourgeoisie et du patronat qui peut être favorable, pour ses propres intérêts, au développement d’une industrie et d’une économie nationale. Comme si le problème de l’emploi était la concurrence étrangère et pas le capitalisme, la propriété privée des moyens de production et la loi du profit. L’ennemi des travailleurs n’est pas la mondialisation : il est dans le système capitaliste. Pour garder des emplois en France comme n’importe où dans le système capitaliste, il faut être compétitif et concurrentiel. Il faut donc forcément baisser les salaires, augmenter le temps de travail, augmenter la productivité, c’est à dire augmenter le taux d’exploitation.

Ainsi fleurissent les « projets industriels » chers notamment à l’appareil CGT qui se veut meilleur stratège industriel que les capitalistes. Oui la classe ouvrière, ses ouvriers, ses techniciens et ingénieurs, savent mieux que quiconque quoi et comment produire dans leur entreprise ou leur filière. Mais le problème de l’emploi est d’abord un problème politique, de choix politique et de système économique.

Changer le rapport de force

La mobilisation contre les suppressions d’emplois se heurte actuellement à l’individualisation et au pseudo volontariat des plans sociaux, ainsi qu’à un certain fatalisme (« c’est la crise, les employeurs font ce qu’ils peuvent, c’est moins pire ici qu’ailleurs… » peut-on entendre ici ou là). Mais il n’y a pas d’autre solution pour stopper la vague de suppression d’emplois. Seule une forte mobilisation peut obliger le gouvernement et le patronat à arrêter de licencier et de supprimer des emplois.

La baisse du temps de travail, sans baisse de salaire, doit suivre si besoin la baisse d’activité et permettre de maintenir tous les emplois. La baisse d’activité peut aussi être l’occasion de réduire la charge et l’intensification du travail qui n’ont cessé d’augmenter, comme le montre l’explosion des burnouts.

La diversification des activités, que ce soit dans les services ou l’industrie, dans le tertiaire ou la production, le privé ou le public, pourrait également permettre de maintenir les emplois, voire de relancer les embauches, tout en répondant aux besoins sociaux et à l’urgence climatique. Ce ne sont pas les besoins qui manquent, comme on le voit actuellement dans le secteur de la santé ou de la dépendance.

Tout cela suppose un contrôle des travailleurs sur la marche des entreprises comme sur celle de l’Etat, avec comme objectif de mettre fin au système capitaliste et de passer à une autre société, une société communiste c’est-à-dire débarrassée de l’exploitation et des classes sociales, et où la propriété des moyens de production serait collective.

Les travailleurs n’ont pas à culpabiliser. Il y a de l’argent. Les banques centrales font des prêts à taux zéro voire négatifs, que les Etats ou d’autres banques peuvent rembourser indéfiniment en faisant d’autres prêts. La Bourse se porte bien, le nombre de milliardaires aussi. Toutes les entreprises ne sont pas en crise, loin de là. Veolia a lancé une OPA (Offre Publique d’Achat) sur Suez à 13,4 milliards d’euros. Après avoir déboursé 3,4 milliards pour acheter les actions qu’Engie possédait dans Suez, les actionnaires de Veolia sont prêts désormais à débourser 10 milliards d’euros de plus pour racheter les 70% de Suez qui leur manque et à recapitaliser la société. Et ce n’est qu’un exemple.

Les travailleurs doivent défendent leurs propres intérêts, et rien de mieux pour cela que la lutte collective. Nous n’empêcherons pas les suppressions d’emplois en luttant entreprise par entreprise ou branche par branche, à l’image de la journée d’action de la CGT Métallurgie du 21 janvier où sont appelés uniquement les salariés des fonderies où 5000 emplois sur 13500 sont menacés à court terme en France.

C’est le sens de l’Appel des salariés de TUI (Travel Union International France possède les agences de voyage Nouvelles Frontières, Look Voyage ou encore Marmara). En lutte contre 600 licenciements sur 900 salariés en France, ils appellent les salariés dont l’emploi est menacé à se regrouper et à une manifestation nationale samedi 23 janvier pour l’interdiction des licenciements et des suppressions d’emplois. Des salariés de Total à Grandpuits en Seine-et-Marne en grève contre l’arrêt de la raffinerie doivent notamment être présents.

Ce genre de regroupement parti de la base a déjà été tenté. En 2001, les salariés de l’usine LU-Danone à Ris-Orangis ont été à l’origine d’une manifestation nationale de 20000 personnes contre les licenciements. En 2009, ceux de New Fabris à Châtellerault ont initié la création d’un Collectif contre les Patrons Voyous. L’initiative des TUI est une nouvelle tentative de se coordonner pour changer le rapport de force. La manifestation du 23 janvier peut en être un jalon, comme celle du 4 février à l’initiative cette fois-ci des confédérations syndicales. Faisons tout pour qu’elles soient un succès et donnent envie à des salariés d’autres entreprises d’entrer en lutte. Les suppressions d’emplois ne sont pas une fatalité.

Gilles Seguin, 11 janvier 2021


[1] Le gouvernement a annoncé jeudi 14 janvier qu’il reportait du 1er février au 1er mars 2021 cette mesure, et qu’il augmenterait sa participation de 36% à 40% du salaire brut.

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